mercredi 5 janvier 2011

Des colliers en toc laissés pour compte

La dernière fois : on est arrivés à Las Vegas.

Une nuit dans notre chambre permettait d'obtenir un plat gratuit dans un restaurant dont j'ai oublié le nom alors on est partis là-bas. Situé en contrebas d'un genre d'agora titanesque où le plafond aurait à tout jamais disparu — et où, si je me souviens bien, se produisait un groupe d'acrobates russes entièrement vêtus d’unitards phosphorescents — le ? nous est apparu aussi vide que bruyant alors que nous descendions son escalier en béton rouge. Deux artistes un-piano-chacun, posés sur une scène mauve surélevée, chantaient des reprises. Le système sonore, baffles, amplis et caissons de basse, semblait à la limite de l'implosion. Enveloppé par cette manière de braiments stridents où l'on distinguait à grand peine un semblant de mélodie connue, s'est présenté à nous, Trinidada, notre serveur pour la soirée. On lui a demandé une table le plus possible à l'écart de la scène où s'excitaient les deux baladins. Trinidada (ce nom est authentique) a eu l'air étonné que nous ne voulions pas d'une table aux première loges, mais il a fini par s'incliner et on s'est installés. Bonita a passé notre commande avec enthousiasme. Je ne voulais qu'un hamburger, alors qu'elle avait choisi un meatloaf. Comme notre coupon nous donnait droit à un plat gratuit équivalent au plat le plus cher de la commande (un meatloaf coute plus cher qu'un hamburger), au début, Trinidada n'a pas compris que je prenne un simple hamburger, mais Bonita lui a expliqué que de toute façon, le restaurant y gagnait, et après une vingtaine de secondes de sourcils froncés et d'air suspicieux, Trinidada s'est rangé aux arguments de Bonita dont le meatloaf, arrivé un quart d'heure plus tard, ressemblait à ça :


Alors que derrière le comptoir du restaurant un être gominé jongleur et serveur divertissait trois personnes et demi en leur préparant des cocktails ambitieux, mon hamburger s'est révélé délicieux, sincèrement le meilleur jamais mangé en Amérique, Bonita a eu un peu de mal à finir sa montagne de patate, et les deux amuseurs publics ont continué à beugler pour une salle quasiment vide, si l'on excepte le petit groupe de jeunes célibataires couinantes qui venaient de s'installer à leurs pieds et qui semblaient tout à fait ravies de se faire crever les tympans par une reprise d' I Believe I Can Fly. À un moment, entre deux bouchées de hamburger, j'ai hurlé à Bonita : MAIS POURQUOI ? et elle ne m'a pas entendu, partie absorbée par les gestes du serveur-jongleur, partie à cause du tintamarre général. Puis, on a payé l'addition et on s'est enfuis avant la fin du spectacle. En remontant l'escalier qui devait nous ramener sur l'agora géante dont le plafond est un fantasme, nous avons croisé cinq videurs en bomber orange, l'air gris et méchant, puis nous avons repris le labyrinthe du Circus Circus, notre hôtel, retraversant la multitude parfumée et obèse, évitant le dôme rouge traumatisant, nous reflétant un milliard de fois dans un million de miroirs, croisant un Chinois de 74 ans qui jouait sur cinq machines à sous en même temps, longeant huit ou neuf couloirs remplis par des centaines de magasins vendeurs de sacs à main, de pin's, de casquettes et d'écharpes, le tout ponctué de diverses montagnes électriques indescriptibles, comme cet agglomérat de machines à sous surmonté d'une Camaro jaune :

Nous avons fini par trouver une sortie en forme d'éjaculation jaunâtre et mauve :


nous sommes passés devant l'emblème du Circus Circus, un clown blanc et obscène avec une petite tache rouge involontaire au niveau de l'aine :


et nous étions arrivés sur le Strip, l'avenue principale de Las Vegas. Nous avons aperçu le Riviera, bâti avec l'argent de la drogue, du meurtre et de la prostitution :


comme tout le reste ici, et il faisait tellement chaud, le vent était tellement sec, l'air était tellement comme du sable dans ta gueule que nous devions cligner des yeux volontairement et régulièrement pour les maintenir humides, en tout cas, absolument pas parce que nous étions subjugués par ce genre d'enseignes posées au milieu de plantes de salle d'attente :

Puis nous avons croisé un panneau publicitaire pour l'épilation des sourcils qui semblait vouloir se comporter comme un poil :


et une vieille connaissance, Zoltar le Devin :


Au loin :


Puis une série d'immeubles qui mélangeaient néo-hausmannisme et éclairage de film d'horreur :


Au bout d'une demi-heure de marche dans cette fournaise, l'idée de l'air conditionné nous est apparue et on s'est jetés sur le premier machin, en l'occurrence,The Venetian, un casino-hôtel-bar-à-putes-parc-d'attraction-centre-commercial-salle-de-sport-etc. qui est le plus grand hôtel du monde, 7000 lits, je t'explique pas la tirelire. L'entrée, à défaut d'être grandiose :


avait au moins le mérite d'être un peu fraîche, quoiqu'elle dégageait une forte odeur de désodorisant comme si on était arrivés dans les toillettes d'un cyclope hygiéniste, je me suis dit, et on a traversé la salle des paris sportifs qui a tout d'une salle militaire, le cuir des fauteuils en plus :

Puis de longs couloir vides pleins de cette fraicheur sapin-pêche-caramel-menthe :


et ce papier-peint merdique :


et ces lustres sinistres :

et ces barres anti-panique dorées :


jusqu'à ce que se présente un énième escalator :

qui, l'air de rien :

nous avait attirés par son et-au-bout-de-l'escaltor :



La place Saint-Marc :

où un vrai faux-ciel reproduisait quasiment parfaitement la lumière du jour :


où des Chinois sculptaient des mini-portraits :


où une prise électrique sortait du mur en brique :


où le sol était pavé-humide :


et où les gondoles avaient des ceintures de sécurité :


Bonita m'a dit : ça va ? et on est passés devant les galeries d'art les plus sordides du monde, exposant des portraits d'adolescentes se léchant les lèvres. Puis nous sommes redescendus, par un autre escalator, et on est tombés sur cette fontaine à vœux :


posée à côté de ce buisson conique :

et, alors que je m'éloignais, Bonita m'a attrapé par le bras et m'a dit : il faut que tu prennes ça en photo, c'est vraiment des enculés, j'hallucine comment ils se font pas chier, alors j'ai pris en photo la plaque de la fontaine :


qui expliquait que la monnaie trouvée (sic) dans la fontaine était reversée à la clinique du Dr. Myriam and Sheldon G [après enquête : ce Sheldon G. là, n'est rien d'autre que le propriétaire milliardaire du Le Vénitien, 13ème fortune du monde] l'Adelson Clinic [la clinique à Sheldon], qui lutte contre la drogue [...] nan mais qui lutte contre la drogue ? m'a dit Bonita, mais ils se foutent de notre gueule ou quoi ? Les trois-quarts de cette ville ont été construits avec l'argent de la drogue !? Et maintenant ils volent même l'argent des fontaines à souhaits pour réparer leur connerie, ils viennent nous taper dans les fontaines magiques, nan mais j'hallucine. Je suis resté calme et je lui ai dit, ouais, t'aurais mieux fait de pas lire ce bouquin sur l'histoire de Las Vegas, je te l'avais dit, et on a décidé d'essayer de sortir de là.

Je suis passé aux toilettes :


où les angles friables de murs en placoplâtre ont des renforts dorés :


Puis on a croisé un type en train de nettoyer sa vitrine de diamantaire :


une machine à sous Happy-Days trop cool :


Un mec qui rentrait précipitamment dans le plafond :


Du carrelage en vrai marbre, je crois :


et on était dehors :


On a fumé une clope :


devant un canal où un gondolier chinois chantait O Sole Mio. Pour passer le temps, Bonita a mitraillé cette enseigne :

Puis on traversé la rue, et on a été au Mirage :


Là, faut dire qu'on commençait à être nazes (rappel, ce matin on était nus dans la Death Valley :



et ce soir, on voit des spectres comme ça :

et s'asseoir la bouche sèche face à une machine gueularde et clignotante, mais sur un siège confortable posé sur une moelleuse moquette, après avoir marché plus d'une heure en clignant des yeux pour les humidifier et jouer son premier dollar /à ce moment-là, Bonita ne voulait pas jouer, elle m'a dit "j'observe" d'un air de mulot conspirant, elle se glissait dans le dos des gens jouant au poker, aux machines à sous, au craps, au blackjack, à la roulette pour " essayer de comprendre" disait-elle, alors que moi, j'étais naze, rien à foutre de comprendre, de toute façon, on n'a même pas de thunes à jouer vraiment, mais ce que je savais, c'est qu'il existe des machines où tu joues par centimes, ces machines avec un gros C luminescent accroché au-dessus, où un dollar te donne minimun dix coups à jouer, alors tu t'installes sur un siège confortable posé sur une moelleuse moquette, et tu glisses ton billet dans la fente et ça fait cling-cling ou bada-bada et tu commences, tu le joues doucement, petit à petit, comme un crevard, ton dollar, tu fait semblant de réfléchir vaguement au meilleur choix entre deux gros boutons hystériquement et alternativement rouge et bleu (par exemple), et pendant ce temps-là, tu repères une serveuse, sans la confondre avec une des putes qu'on trouve partout dans le Mirage et qui font la moquette comme on fait le trottoir, horlogeant les tapis de ses compas à paillettes, et tu lui fais un signe (à la serveuse) et tu lui commandes, par exemple, un Tequila Sunrise, parce que l'alcool est gratuit pour toi si tu joues, même centime par centime, l'intérêt du casino, Mirage ou n'importe quel autre, c'est ni plus ni moins que de te droguer et de te pousser à claquer ta maison ou les études de tes enfants ou ton salaire ou ta voiture ou ta montre ou ton pull ou ta chemise ou tes chaussettes — d'ailleurs ça s'appelle pas le strip pour rien, cette avenue à la con — alors tu commences à être doucement stupéfié par le papillotement des ours, des caisses en bois, des cerises, des fraises, des bananes, des 7, des Bar simples, double Bar, triple Bar, ananas, diamants, citrons, cloches, X4s, perroquets, pirates, pastèques ou éclairs et voilà qu'arrive ton cocktail, et tout-autour-de-toi fait ding-a-ling, boum-boum-boum, pwoing-pwoing ou tcha-ka-chac et tu donne 1$ de pourboire à la serveuse (c'est le tarif) et tu bois une première gorgée de Tequila qui te monte tout de suite au cerveau et tu allumes une clope et tu craches un gros nuage qui vient couvrir de gris l'explosion arc-en-ciel du bandit manchot, et voilà que pour deux dollars ton expérience psychédélique super orchestrée commence et si tu ne te retiens pas un peu, tu ne dors plus et tu passes la nuit là, en attendant la rédemption :


Après deux tequilas, Bonita m'a rejoint et je lui ai dit, c'est bon, ça marche, c'est vrai qu'on peut boire gratos, vas-y commande-toi un truc et elle m'a dit non mais ohlala, moi je m'en fous, je vais rien claquer du tout ici, tu vas voir qu'on va tout faire gratos, on va les baiser les baiseurs... mais combien t'as joué là-oh? et je lui ai dit non-c'est-bon, t'inquiète, mais t'as vu les putes là-bas, c'est barjo comment c'est flag, y en a une qui m'a branché-ohlala, et Bonita m'a répondu, bah vas-y, je m'en fous moi, t'as qu'à aller aux putes, et j'ai dit nan mais arrête de déconner, je te dis juste que c'est ouf, les meufs tapinent là, comme ça, et en plus c'est quand même des canons, et Bonita m'a dit nan mais tu fais ce que tu veux mon gars, d'un air de princesse offensée, et je lui ai dit mais-non, ici c'est l'enfer comme dans un dessin-animé, ça me défonce la gueule rien qu'avec les lumières et le bruit, vas-y prends-toi une bière ou un truc et joue ton putain de dollar que t'as toujours pas lâché et si tu peux m'en passer un par la même occasion, j'ai plus de monnaie là, comme ça on boira une bière ensemble, c'est vraiment n'importe quoi, ici, ça me fait ressortir les pires trucs je t'explique pas, j'aurais sûrement fini avec une pute si t'étais pas là, et Bonita m'a regardé d'un air un peu ahuri, et elle m'a répété : mais tu fais ce que tu veux, mon gars, moi je ne voudrais pas t'empêcher de rien et je lui ai répété mais t'es ouf, laisse tomber, j'ai pas envie de me faire une pute, c'est trop horrible, mais tout ce bordel avec toutes ces lumières et tout, c'est quand même super puissant faut pas déconner.

Ensuite, on a trainé, chacun à sa machine. Puis on est sortis du Mirage et on est passés au Flamingo :

boire une margarita, et là-bas, on a vu, dans un karaoké, un genre d'ado attardé en pantacourt militaire et tee-shirt troué chanter et danser parfaitement "My Way" de Franck Sinatra. Puis, sur le chemin du retour, on a croisé une bouche d'aération sous la tête de Jules César :


un attirail de nettoyage (le strip est nettoyé 24/24, 7/7) :



encore une bouche d'aération dans un truc en fausse pierre :


un Romain :


une femme en or :


une pute qui dit "espoir"au fond d'un bassin :


le magasin de sous-vêtements des Agents Provocateurs (on nageait en plein cynisme ) :


un trottoir luisant et propre des chiottes :

un distributeur de magazines de cul :


un abri-bus :

des arbres en pot en cours d'importation :


et des colliers en toc laissés pour compte :


Le lendemain matin, j'ai appelé pour réserver à nouveau notre chambre (on n'avait pas eu le droit de le faire la veille, moyennant ce prix modique de 50 $). Là, une voix froide et désagréable m'a dit : d'accord, mais aujourd'hui c'est 90$ la nuit (le prix des chambres à L.V. change d'heure en heure, selon l'affluence, ils ont des logiciels pour ça, flux tendu). J'ai dit quoi ? non mais, vous vous foutez de ma gueule ? et la voix froide a dit : c'est à prendre ou à laisser, et j'ai dit : fuck off et j'ai jeté le téléphone par terre. Ensuite j'ai rappelé, pensant peut-être trouver une voix chaude mais c'était une autre voix froide qui cette fois m'a dit : on est complet.

Je déteste cette ville de merde, j'ai dit, et Bonita m'a dit : t'aurais pas dû dire fuck off, y a des tueurs qui vont venir nous casser la gueule, partons d'ici le plus vite possible et on est partis chercher un motel.

La prochaine fois : Dernier épisode : la Grande Traversée.

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